008…
Malgré toutes les mises en garde invoquées par l’armée israélienne et par ses conseillers politiques, Asgad Ben-Adnah décida de partir en voyage de noces sur le yacht qu’il avait acheté depuis des semaines. Puisque tous les pays avaient été victimes de séismes, on craignait que des volcans sous-marins ne soient entrés en éruption et que des tsunamis ne finissent par s’abattre sur les côtes. Sournoises, ces immenses vagues de fond mettaient parfois plusieurs jours avant d’atteindre la terre. Têtu, l’entrepreneur ne voulut rien entendre. Tout ce qu’il désirait, c’était effacer de la mémoire de son épouse leur désastreuse cérémonie de mariage, où ils avaient bien failli être tués tous les deux.
Il finit par convaincre tous ses protecteurs qu’il serait davantage en sécurité sur l’eau que sur la terre ferme et se fit conduire au port avec Océane, Antinous, Benhayil et Andromède. Ils montèrent sur le spacieux bateau de plaisance, où les accueillit un équipage d’une dizaine de personnes triées sur le volet. Le général Ovadia obligea également le président de l’Union eurasiatique à prendre avec lui quatre soldats d’élite qui pourraient le protéger s’il devait devenir la cible de pirates. Il lui promit que ces hommes se feraient aussi discrets que possible et regarda s’éloigner la somptueuse embarcation.
Le capitaine fit visiter le yacht à ses illustres invités et leur indiqua l’emplacement des chambres.
— On dirait un hôtel de luxe, fit remarquer Océane à sa mère.
— Ce n’est pas le Titanic, mais ça ira, répondit la millionnaire excentrique.
— Tu n’es certainement pas montée à bord du Titanic, puisqu’il a coulé à son premier voyage.
Andromède lui fit un clin d’œil et poursuivit son exploration. Elle s’exclama de joie en arrivant dans le grand salon, puis dans la salle à manger. Le chef insista pour leur servir un premier repas afin de les protéger du mal de mer. Ils s’installèrent donc tous à table. Antinous était beaucoup plus à l’aise sur l’eau que dans les airs et il avala sa nourriture avec appétit. Benhayil et Andromède ne prirent qu’une bouchée, tandis qu’Océane regardait son potage valser dans son bol de porcelaine sans y toucher.
— Tu dois manger un peu, ma déesse, l’encouragea Asgad.
— Ma raison me recommande de le faire, mais mon estomac n’est pas d’accord.
— Tu seras malade si tu ne fais pas un petit effort.
— Je crois que ça me soulagerait de vomir tout ce que j’ai dans le corps.
— Océane, on ne tient pas ce genre de langage à table, la gronda sa mère. Où sont tes manières ?
— Elles sont restées coincées sous l’un des bancs du temple. Si vous voulez bien m’excuser, je n’ai vraiment pas envie de me donner en spectacle ici.
La jeune mariée repoussa sa chaise en cherchant à conserver son équilibre.
— Mais où vas-tu comme ça ? s’inquiéta Asgad.
— Prendre l’air ou avoir une indigestion, je ne suis pas encore certaine.
Elle quitta la pièce et retraça ses pas jusqu’à l’escalier qui menait au pont. Le vent du large sur son visage lui fit le plus grand bien. « Je dois être verte », songea-t-elle en marchant jusqu’à la rambarde. L’image du visage de Thierry recouvert de petites écailles de cette couleur lui revint en mémoire. « Lui, il est vert de naissance, se rappela-t-elle. Je me demande s’il devient blanc quand il est souffrant. » La mer était agitée, mais pas au point de la jeter par-dessus bord. Elle continua de marcher vers la proue et se réjouit lorsqu’elle aperçut une bande de dauphins qui les accompagnait.
— J’aimerais être libre comme vous, murmura Océane en admirant leurs sauts de joie.
Elle resta à son poste d’observation jusqu’à ce que les mammifères marins l’abandonnent et que le soleil commence à se coucher dans la mer. C’est alors que deux bras musclés lui entourèrent la taille. Elle reconnut le parfum d’Asgad lorsqu’il la ramena contre sa large poitrine.
— N’est-ce pas magnifique ? chuchota-t-il à son oreille.
— D’ici, on ne devinerait jamais ce qui vient de se passer sur la terre ferme.
— Si tu le veux, nous vivrons sur l’eau pour le reste de nos jours.
« Si je me fie aux prédictions de Yannick, ça ne durera pas très longtemps », pensa-t-elle.
— Dis-moi comment te faire oublier l’horreur des derniers jours.
Elle faillit lui rendre son alliance, mais les phéromones Anantas que sécrétait son mari finirent par avoir raison de sa résistance. Elle ferma les yeux et se laissa bercer par le roulis du bateau. Lorsque le pont fut plongé dans l’obscurité, Asgad souleva la jeune femme dans ses bras et la transporta à l’intérieur. Leur chambre à coucher était la plus vaste de toutes les pièces du yacht. Elle était décorée d’innombrables bouquets de roses rouges et une bouteille de Champagne les attendait.
— Nous boirons demain, quand tu auras mangé quelque chose, lui dit Asgad en la déposant sur le lit.
Il se déshabilla, plaça ses vêtements sur le portemanteau et vint aider Océane à sortir de son jeans. Ils firent l’amour jusqu’au milieu de la nuit, puis s’endormirent, au rythme des vagues.
Vers quatre heures du matin, l’ex-agente ouvrit brusquement les yeux. Pourtant, rien ne semblait la menacer dans cette chambre éclairée par les rayons de la lune. Les contractions de son estomac lui rappelèrent alors qu’elle était à jeun. Sans réveiller Asgad, elle descendit du lit et alla jeter un coup d’œil dans la penderie, où elle ne fut pas surprise de trouver une foule de vêtements à sa taille. « Il pense vraiment à tout », remarqua-t-elle. En tâtant les tissus, elle finit par dénicher un peignoir en soie. Elle l’enfila et quitta la chambre pieds nus.
Il n’y avait plus personne dans la salle à manger, ni dans la cuisine. Elle ouvrit l’immense réfrigérateur et s’égaya lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur un beau gâteau au chocolat et un litre de lait Elle trouva une assiette et un verre et se composa un petit goûter qu’elle dégusta toute seule à la grande table.
— Et dire que partout sur Terre, en ce moment, c’est la misère, murmura-t-elle tristement.
Elle déposa l’assiette et le verre dans l’évier et aperçut le bloc de bois dans lequel étaient rangés tous les couteaux bien affûtés. A moins qu’elle ne soit déjà en train de suivre le yacht dans un sous-marin, Adielle n’était plus en position d’assassiner le futur Antéchrist, Il était donc de son devoir de terminer la mission de la directrice de la base de Jérusalem. Océane retira lentement d’une fente un couteau dont la lame serait assez longue pour atteindre le cœur d’Asgad et le cacha dans un repli de son peignoir, puis retourna à sa chambre.
Dans le noir, elle réintégra le lit et s’approcha de son mari, qui dormait à poings fermés. Elle s’empara de son arme et la souleva au-dessus de la poitrine d’Asgad, avec l’intention de le frapper avec la même violence dont avaient fait preuve les traîtres qui avaient jadis tué les empereurs romains. Sa main se mit alors à trembler tandis qu’elle était obnubilée par les vibrations reptiliennes de l’Anantas.
Océane secoua la tête pour concentrer son esprit et empoigna le manche du couteau à deux mains. Encore une fois, une force invisible l’empêcha de poignarder Asgad. « Adielle a raison : je suis faible… » déplora-t-elle.
Elle cacha l’arme dans le tiroir de la table de chevet. « Je ne dois pas renoncer », s’encouragea-t-elle. « C’est le monde entier qui compte sur moi. » Elle avait essuyé tellement de revers ces derniers temps qu’elle mit son incapacité à terminer ce qu’elle avait commencé sur le compte de la fatigue. Déprimée, elle se coucha près d’Asgad et s’endormit en pleurant.
Le lendemain, elle trouva Andromède au salon avec Benhayil. Le pauvre secrétaire semblait en plus piteux état qu’elle.
— Il ne faut surtout pas s’affoler, lui disait la Pléiadienne. Plusieurs civilisations ont été détruites par les éléments dans le passé, mais l’homme est une créature résiliente. Il survit à tout.
— Il s’agissait de peuples à des endroits et à des moments spécifiques, pas de tous les habitants de la Terre en même temps, protesta Benhayil.
— Nous sommes des milliards. Il est certain qu’il restera quelqu’un.
— Ceux qui voguent sur la mer, entre autres, ajouta Océane en se dirigeant vers la cuisine.
La nouvelle mariée alla se verser un verre de jus d’orange et vint s’installer au salon.
— Toutes les structures que nous connaissons vont s’écrouler, continua de gémir Benhayil.
— La plupart étaient corrompues, de toute façon, tenta de le rassurer Andromède. C’est une chance inouïe que l’univers nous offre de repartir sur des bases plus saines.
— Vous ne comprenez pas, madame Orléans. C’est tout l’empire de mon patron qui vient de s’effondrer, Il est ruiné.
— C’est un bien grand mot si on considère que nous sommes tous dans la même situation.
— On dit « galère », la reprit Océane avec un sourire sadique.
— On dirait que tu n’as envie de parler que de bateau, toi, ce matin.
— Il est vraiment extraordinaire de se faire bercer comme un bébé toute la nuit.
— Mon appartement a été détruit dans le séisme, se plaignit Benhayil qui ne les écoutait pas. Je ne possède plus rien.
— Mais vous êtes toujours en vie, jeune homme.
La Pléiadienne alla s’asseoir près de lui et prit son visage dans ses mains.
— Que faites-vous ?
— Je n’ai pas l’intention de vous embrasser, rassurez-vous. Je veux simplement vous insuffler un peu de courage.
Il ferma les yeux et devint mou comme du chiffon. Andromède le laissa doucement retomber sur le sofa et se tourna vers sa fille.
— Il devrait être de meilleure humeur à son réveil, déclara-t-elle.
— Rien n’est jamais un problème pour toi, n’est-ce pas, maman ?
— La vie, c’est un cadeau que nous fait l’univers. Nous avons le choix d’en faire une célébration de joie ou un océan de peines. D’après toi, lequel des deux est meilleur ?
— Il est trop tôt pour une leçon de morale.
— Il est presque midi, ma chérie. Fais un petit effort et va t’habiller.
Océane jeta un coup d’œil sur le peignoir rouge.
— Est-ce qu’il fait chaud, dehors ?
— Si ta véritable question est : dois-je mettre mon jeans ou une robe, je préférerais que tu choisisses une tenue féminine.
— Tu m’en demandes vraiment trop, ce matin.
La jeune femme termina le jus de fruit et retourna à la chambre pour se changer. Asgad s’était levé avant elle, mais il ne pouvait pas être allé bien loin, malgré l’immensité du yacht. Elle opta pour un bermuda blanc et un débardeur rose.
— C’est un bon compromis, décida-t-elle en s’admirant dans le miroir.
Elle chaussa des sandales et alla explorer le palais flottant Au bout de quelques pièces, tout ce luxe finit par lui faire tourner la tête. Elle monta donc sur le pont et fut aveuglée par le soleil. Ils naviguaient en haute mer. « C’est déconcertant de ne voir de terre nulle part », songea-t-elle. Elle marcha jusqu’à la proue, où elle trouva son mari en compagnie d’Antinous, installés sur des chaises longues.
— Comment te sens-tu aujourd’hui, ma déesse ? demanda Asgad visiblement de bonne humeur.
« S’il savait ce que j’ai failli faire durant la nuit, il n’aurait pas ce sourire sur le visage », songea-t-elle.
— Reposée, répondit-elle.
Il lui tendit la main, l’invitant à s’asseoir avec eux. Antinous s’était recroquevillé, les genoux sous le menton. « Il ressemble à un bernard-l’ermite », remarqua-t-elle. « Chaque fois que je m’approche de lui, il entre dans sa coquille. »
— Il fait un temps radieux, apprécia Asgad.
— Le capitaine a-t-il songé à la possibilité que des séismes à l’échelle planétaire puissent engendrer des tsunamis ?
— Il m’en a fait part, en effet. C’est pour cette raison qu’il surveille ses instruments vingt-quatre heures par jour. Arrête de t’inquiéter et profite un peu de ce voyage.
Elle accepta de prendre la chaise près de lui, mais demeura tendue.
— Où allons-nous, exactement ? demanda-t-elle. Toutes les destinations touristiques sont fermées.
— Nous resterons en mer aussi longtemps que nous le pourrons.
Incapable de demeurer en présence de sa rivale, Antinous retourna à l’intérieur du yacht.
— Vous allez devoir vous entendre, un jour ou l’autre, recommanda Asgad.
Océane détourna le regard pour regarder au loin.
— Si le docteur Wolff était ici, je lui demanderais de t'examiner, déclara son mari.
— Surtout pas ! s’exclama-t-elle, horrifiée.
— C’est un excellent médecin. Il m’a complètement guéri et il a débarrassé Antinous de ses cauchemars.
— Je préfère ne pas savoir comment il s’y est pris.
— Arrête d’être aussi méfiante.
« Il est décidément inconscient », déplora Océane. Elle insista pour qu’il cesse de lui parler de son humeur et de sa santé et voulut plutôt connaître ses intentions politiques, à la suite de la catastrophe mondiale. Il lui exposa ses plans et s’emporta dans son discours, ce qui permit à la jeune femme de rêvasser en faisant semblant de l’écouter.
Elle demeura distante pendant le repas du soir et durant le film qu’ils regardèrent tous ensemble. Ils écoutèrent les nouvelles, puis se mirent au lit, les uns après les autres. Andromède jetait de fréquents coups d’œil à sa fille, n’attendant qu’un seul mot de sa part pour l’emmener aussi loin que possible de son mari, mais Océane continuait d’agir comme un robot, sans manifester la moindre émotion.
Cette nuit-là, l’ex-agente tenta une seconde fois de poignarder le futur maître du monde, mais n’y parvint pas. « Quelque chose de maléfique le protège », conclut-elle finalement. « Il est impossible que ce soit uniquement son charme d’Anantas. » Elle ne pouvait certes pas demander à Andromède de l’assassiner à sa place, car les Pléiadiens s’opposaient à la violence. Ils avaient, à cette fin, créé les Nagas pour maintenir l’équilibre du monde. Antinous et Benhayil étaient beaucoup trop loyaux pour accepter de faire ce sale boulot, même contre de l’argent. « Est-ce que j’arriverais à soudoyer l’équipage ou les soldats ? » songea Océane.
Elle se blottit dans le dos du futur Antéchrist, mais ne trouva pas le sommeil. « Pourquoi est-ce que j’ai faim comme ça en pleine nuit ? » s’interrogea-t-elle en quittant le lit Enroulée dans son peignoir écarlate, elle se rendit à la cuisine dans le noir et mangea le reste du gâteau au chocolat. Puis, elle monta sur le pont pour prendre un peu d’air. A sa grande surprise, elle y trouva Antinous assis en tailleur en train d’observer les étoiles. Lorsqu’elle s’installa près de lui, il voulut une fois de plus s’en aller, mais Océane lui saisit doucement le poignet.
— Es-tu astronome ? lui demanda-t-elle.
— Je connais quelques étoiles, mais je ne sais plus où elles sont.
Le ciel avait certainement changé depuis la première incarnation du garçon en Grèce.
— Tu ne peux donc pas y lire l’avenir.
— Si je possédais cette science, j’aurais peut-être pu empêcher les dieux de causer toute cette destruction à Jérusalem…
— Comment ?
— En leur sacrifiant des bêtes et des vierges.
— Je doute que tu en aurais trouvé beaucoup… des vierges, je veux dire. De toute façon, les hécatombes ne font plus partie des mœurs acceptables de notre société.
— Comment apaise-t-on les dieux, alors ?
— En étudiant les signes précurseurs des catastrophes et en conduisant les gens en lieu sûr. Je pense que la cause de ces tremblements de terre est probablement cosmique. Quelque chose a exercé une grande force sur la planète, alors sa surface a craqué un peu partout.
Il demeura muet, ce qui fit penser à Océane qu’il ne comprenait pas un mot de ce qu’elle lui disait.
— La Terre est ronde comme une orange, précisa-t-elle. Quelque chose de très chaud a morcelé sa peau.
— Comment les gens font-ils pour rester debout si elle est ronde ?
— La gravité retient leurs pieds au sol.
Océane s’élança donc dans une longue explication astronomique, de Newton à Carl Sagan. Les yeux écarquillés, Antinous se demanda si cette femme savante était une déesse descendue de l’Olympe. Lorsqu’elle commença à ressentir de la fatigue, Océane tapota affectueusement le bras de l’amant de son mari et retourna à sa chambre. « Le pauvre petit n’a pas fini de se torturer l’esprit », pensa-t-elle en se couchant.